
Dans l'euphorie des olympiades hivernales de Grenoble à venir, la décennie 1960 voit, en France, le développement du tourisme de neige de masse. C'est l'époque des « plans neige », où de nouveaux domaines skiables émergent chaque année et où la production de remontées mécaniques atteint un rythme industriel... Des constructeurs voient le jour, de nouveaux produits également… En particulier la famille des télécabines (et autres télévoitures ou télégondoles) qui, depuis le premier exemplaire mis en place en 1949 à Alagna en Italie, par Carlevaro & Savio, se développe désormais un peu partout. En France, un premier exemplaire installé par la société Câbles et Monorails de Pierre Mancini, a vu le jour à Villard-de-Lans dès 1951, et depuis, d'autres constructeurs français comme Applevage, Neyret-Beylier, proposent également leur propre gamme de télécabine.
Jean Pomagalski, qui conçoit depuis 1936 des téléskis et qui a créé en 1947 sa propre société de construction de remontées mécaniques, est pleinement conscient du potentiel commercial de ces nouveaux produits débrayables. Son entreprise dispose de nouveaux locaux qui occupent 20 000 m² à Fontaine, dans la banlieue grenobloise, mais ne produit, pour l'heure, que des téléskis à perches et des télésièges à pince fixe. Grâce à un partenariat réalisé avec la société Sigma Plastique, Poma équipe depuis déjà quelques temps certains de ses télésièges de bulles de protection légères avec jupe en fibres de verre et cockpit en plexiglas. De la capote de protection pour siège à la cabine intégrale, il n'y a pour cet ingénieur inventif qu'un pas...

Un logo de l'entreprise Poma célèbre l'arrivée prochaine des Jeux olympiques à Grenoble. (Coll. Laurent Berne)

M. Bischoff, modeleur à Fontaine, qui a réalisé les premier modèles de capote pour moulage par Sigma,
pose sur un siège équipé d'une jupe en verre et polyester et d'un cockpit en plexiglas. (F. Tauzin, coll. Laurent Berne)
La décision de réaliser un « produit télécabine » est prise début 1965 à l'occasion d'une réunion dans le bureau de Jean Pomagalski en présence de Roger Laurent (ingénieur des ponts et chaussées, inventeurs de systèmes de télécabines et télésièges) titulaire de brevets de pinces débrayables, Paul Genin (fondateur de Sigma Plastique) et Francis Tauzin (ingénieur, directeur Sigma Plastique). Plutôt que de copier la concurrence et leurs lourdes cabines métalliques, Jean Pomagalski va ingénieusement chercher à s'inspirer des capotes en matériaux composites déjà fournies pour ses télésièges par Sigma. Il souhaite une cabine pouvant accueillir quatre personnes, originale, aérodynamique, légère mais robuste, et surtout, à petit prix.
Roger Laurent, ingénieur des Ponts et Chaussées, a mis au point dès 1954 une première pince débrayable pour téléportés : la RYL. En association avec Sarrasola, puis Applevage (Fives Lille - Cail), il a déjà installé plusieurs télécabines dans les Alpes et les Pyrénées, et dispose de toutes les compétences nécessaires à la réalisation d'attaches débrayables.
Une nouvelle pince dite S est élaborée en août 1965 pour Poma par Roger Laurent et la SEMEM, créée par des ingénieurs Applevage sous la direction de M. Barachet, dont l'équipe a intégré la SACMI et qui deviendra le responsable "débrayables" chez Poma. La pince S s'articule autour d'une biellette permettant l'ouverture du mors au passage d'une came ; ce dit mors étant maintenu fermement serré au câble en ligne grâce à l'action de deux ressorts emprisonnés dans un carter. Chaque cabine disposera d'un chariot équipé de deux pinces S.

Chariot équipé de deux pinces « S ». (Coll. Laurent Berne)

Plan du brevet de la Pince S déposé en 1965.
Francis Tauzin est, pour sa part, chargé de concevoir les plans de la cabine. L'ingénieur de Sigma livre ses premiers dessins d'une cabine dite « SP3 » au printemps 1965.
La cabine repose sur un corps central fixe en métal (supportant le plancher et deux assises de deux places se faisant face) directement solidaire de la suspente. L'ensemble est emprisonné par deux demi-coques réalisées en composite moulé ; fini l'usage de carrosseries en duraluminium, et place aux matériaux légers et rapides à assembler. La technique de fabrication est le "moulage au contact" sur des demi-moules eux même en composite polyester/fibres de verre. Après application d'un démoulant sur le moule on l'enduit de gel-coat coloré (de la résine polyester qui constituera l'aspect extérieur) puis en alternance on dépose des renforts en fibre de verre (toiles tissées prédécoupées) et de la résine polyester.
Les coques sont équipées de quatre larges vitrages en plexiglas au travers desquels les passagers ont tout loisir d'admirer le paysage durant la montée. Elles peuvent recevoir diverses couleurs au choix. Sur l'arrière, un tube en Y remontant le long de l'habitable fait office de pare-chocs lorsque les cabines se rapprochent en gare.
Sous le plancher, est prévu un système à ressort de traction qui assure l'ouverture : en gare, les coques s'entrebaillent ainsi de façon automatique au passage d'une came, et dégagent un accès latéral permettant l'embarquement et le débarquement. La fermeture est prévue manuellement, avec un verrouillage situé également sous le plancher que le personnel doit actionner une fois les clients installés.

Schéma de principe d'une cabine dessiné par Francis Tauzin.
Une cabine verte prototype est finalisée par Francis Tauzin et trois autres compagnons de Sigma en juin 1965. L'ensemble pèse seulement 125 kg ; une prouesse en comparaison des lourdes cabines métalliques produites jusqu'alors par la concurrence, et qui autorise le remplacement des véhicules biplaces d'installations existantes par ces véhicules quadriplace. Ce prototype est monté en va-et-vient avec deux pinces fixes de télésiège sur un câble de service qui est tendu en direction de la falaise qui domine les ateliers Poma. Le brevet est déposé au nom de Tauzin, conjointement par Sigma et Poma et la commercialisation du produit est lancée.

Première cabine prototype en juin 1965 installée en va-et-vient à l'entreprise Poma. (F. Tauzin, coll. Laurent Berne)

Les hôtesses de l'entreprise Pomagalski testent la cabine prototype. (F. Tauzin, coll. Laurent Berne)

Premières cabines dans les ateliers Sigma Plastique. (F. Tauzin, coll. Laurent Berne)

Des publicités paraissent dans la presse spécialisée pour le lancement du produit. (DR, coll. Laurent Berne)
La première commande est passée pour la Daille à Val-d'Isère. Durant 1966, la SACMI réalise la mécanique de débrayage ainsi que les pylônes en treillis en croix, identiques à ceux qui équipaient ses télécabines, mais avec des balanciers et des potences de décablage revus. En parallèles, les premières cabines sortent des ateliers Sigma. L'engin prototype de la Daille est livré et testé en exploitation publique durant la saison 1966-1967. Très vite des défauts apparaissent cependant : les cabines vibrent énormément, manquent d'aération, et surtout, en fin de journée, le personnel d'exploitation en a plein les bras de fermer et verrouiller par le bas les deux coques de chaque cabine en sortie de gare.

La télécabine "semi-automatique" prototype de la Daille à Val-d'Isère. (coll. Laurent Berne)
Franciz Tauzin et Jean Pomagalski réfléchissent donc à un mécanisme de fermeture automatique. Le principe d'un levier vertical qui agit sur un jeu de biellettes à genouillères est finalement retenu après plusieurs semaines de discussion. Toutes les cabines de la Daille sont alors rapatriées pour être modifiées. On les équipes du système et on en profite pour modifier la chape de suspension. Des petites trappes d'aérations manuelles sont également rajoutées en plafond.
L'appareil, cette fois réellement « automatique », rouvre modifié pour la saison 1967-1968, rejoint par les télécabines de Queenstown en Nouvelle Zélande (qui reste, elle, à fermeture manuelle), de Pierre-sur-Haute à Chalmazel (Loire) et de la Masse aux Menuires (Savoie) qui intègrent d'origine ces modifications sur les cabines.

Schéma de principe du système d'ouverture automatique inventé par Francis Tauzin avec poignée d'ouverture intérieure
en cas d'évacuation (dispositif supprimé par la suite).

Modification de la jonction suspente-cabine pour minimiser les vibrations.

Cabine à fermeture automatique et suspente antivibrations à Chalmazel. (DR, coll. Laurent Berne)

La télécabine de Pierre-sur-Haute à Chalmazel : premier appareil automatique avec la Masse aux Menuires. (CG42, coll. Laurent Berne)
Rapidement, le succès est au rendez-vous. Les commandes affluent dans les Alpes, les Pyrénées, mais également en Iran, ou le centre de ski de Dizin commande un premier appareil. En trois ans pas moins de 18 exemplaires sont livrés par Poma !

Listes des télécabines Poma 4 places construites dans les années 1960.

Cabines SP3 avant expédition dans les ateliers Sigma Plastique. (F. Tauzin, coll. Laurent Berne)

Cabines SP3 sur camion, prêtes à être livrées. (F. Tauzin, coll. Laurent Berne)

Cabines démontées pour expédition par conteneurs à Dizin en Iran. (F. Tauzin, coll. Laurent Berne)

Poma imagine le futur. (coll. Laurent Berne)
A partir de 1976, les nouveaux appareils reçoivent des cabines SP76 offrant un espace intérieur légèrement supérieur ; elles sont reconnaissables à leurs deux vitrages panoramiques venant en remplacement des quatre vitrages originels. Avec le temps, ces célèbres « œufs » SP3 et dans une moindre mesure, SP76, ont acquis le statut de véritables objets iconiques. Elles font aujourd'hui partie du parfait cliché de l'équipement touristique de montagne et s'arrachent à prix d'or chez certains brocanteurs.

Cabines SP76 installée en remplacement des SP3 sur la télécabine du Pierre-sur-Haute. (Laurent Berne)
Mes remerciements à Francis Tauzin, père des cabines SP3, pour ses explications, ses photos et ses schémas.
Quelques authentiques télécabines SP3 présentes dans la BDD :
- (†) L'Aup de Véran - Flaine (FR) : http://www.remontees...ortage-191.html
- (†) Chavannes - Les Gets (FR) : http://www.remontees...ortage-365.html
- Chalet Gondolla n°1 - Dizin (IR) : http://www.remontees...rtage-1123.html
- Chalet Gondolla n°2 - Dizin (IR) : http://www.remontees...ortage-897.html
- Darreh Gondolla - Dizin (IR) : http://www.remontees...rtage-1124.html
- (†) Pierre-sur-Haute - Chalmazel (FR) : http://www.remontees...rtage-1578.html
- Les Saix - Samoëns (FR) : http://www.remontees...rtage-2068.html
- La Forêt - Courchevel (FR) : http://www.remontees...rtage-3409.html
Un curieux prototype Tatrapoma :
Brhliska - Jasna (SK) : http://www.remontees...rtage-2870.html